Destination : 90 , Auberge espagnole


Pépites de vie (a tribute to John)

(autour du silence)

- L’ensemble de votre œuvre vient d’être récompensé par l’obtention du Grand Prix Spécial du Jury, aux Victoires de la Musique. Votre itinéraire de compositeur est, en effet, extrêmement singulier, et bien digne, à ce titre, de recevoir ce prix. Vous prônez, comme chacun le sait, la « non -composition », et votre œuvre est bâtie essentiellement autour de la notion de silence, ce qui déroute l’amateur lambda de musique autant que le critique spécialisé. Il paraît, par ailleurs, que vous projetteriez l’écriture d’un ouvrage théorique sur ce thème. Mais vous n’avez livré jusqu’ici, pour toute explication, que les phrases énigmatiques qui émaillent vos partitions – si on peut encore les qualifier de partitions, ce sont plutôt des notes d’exécution. Et elles ne font que renforcer notre curiosité au lieu de l’assouvir. Accepteriez-vous, pour une fois, de lever le voile et d’expliquer aux lecteurs de Reflets de culture par quel cheminement vous êtes parvenu à votre démarche d’écriture?»

- Je pense que l’obtention de ce prix me rend l’esquive difficile, en effet. Soit, expliquons-nous ! Qu’est-ce qui vous semble donc si énigmatique ?

- Eh bien, par exemple, « il faut créer sans posséder, plutôt que tenir et remplir jusqu'à ras bord… ». De quelle possession s’agit-il, et qu’est-ce qu’il ne faut pas remplir ?

- …

- Certains de vos titres sont aussi étranges, comme le fameux “Le plein du vide”…

- Rien d’étrange dans tout ça, ce ne sont en fait que des pensées extraites du Tao Te King. Lors d’un voyage de jeunesse en Orient, j’ai été très marqué par la parole de Lao Tseu. Ne pas agir, se laisser aller dans le courant comme un bout de bois flottant, laisser, comme il le dit, « les multitudes d’êtres apparaître, sans les rejeter… », voilà ce que j’en ai retenu et ce que j’ai cherché à mettre en œuvre dans mes compositions. J’ai été également marqué par une autre pensée de Lao Tseu, qui a l’air simple, comme tout ce qu'il dit, mais qui pour moi, est très significative.
(il se met à réciter)
« Une bourrasque ne dure tout le matin.
Une averse ne dure tout le jour.
Qui les produit ?
Le ciel et la terre.
Si ce ciel et cette terre
Ne produisent rien de durable
Comment l'être humain le pourrait-il ? »
Tout est dit : ne pas parler, laisser s’exprimer le monde, ne s’arroger aucun droit de remplir l’univers d’autre chose que de lui-même…

- Si je comprends bien, c’est donc par admiration pour l’Extrême-Orient que vous en êtes venu à privilégier les œuvres happenings, dans lesquelles tout se crée au fur et à mesure, sur l’instant, et où vous vous contentez de proposer des dispositifs sonores qui évoluent tout seuls, sans votre intervention ? Rappelons à nos lecteurs, à ce sujet, votre très fameux 4’33’’, pièce en trois mouvements, pour un pianiste qui ne joue pas… Etonnante création, toujours renouvelée, qui montre l’importance que revêt pour vous, à la fois le silence et tout ce qu’il peut laisser advenir, si on le laisse se développer.

- Pour tout vous dire, une autre expérience a été aussi totalement déterminante pour moi, celle de la chambre sans écho, vous savez, ce qu’on appelle aussi chambre sourde : on ne sait pas d’ailleurs pourquoi cette pièce-là n’a pas d’oreilles, comme les autres, mais bon !(rire). Mais laissez-moi vous raconter cela.
De fait, elle est capitonnée, et conçue pour qu’aucun bruit extérieur n’y pénètre. Je m’attendais à y rencontrer un silence de mort. Mais il y a en fait un vacarme prodigieux. Même en se bouchant les oreilles, rien n’y fait : le son semble venir à la fois de l’intérieur de vous et de l’extérieur. Comme un bourdonnement caverneux, très lent, très grave, à la limite de l’infrason, qui alterne avec un bruit plus aigu, indéfini, dans une pulsation élastique assez angoissante. On dirait un univers organique, régi par des lois inconnues, genre «silence des espaces infinis », pour vous donner une référence qui montre bien la sorte d'effroi que j'ai ressenti alors !
Excusez-moi d’insister sur cette expérience, mais c’est vraiment très inouï. Des années après, cela m’enthousiasme encore. En tout cas, vous avez sans doute du mal à imaginer ce que ça donne si vous ne l’avez pas vécu…
J’ai essayé de chantonner trois notes, mais à peine émises, les parois en avaient déjà absorbé l’écho.
C’est un lieu qui m’a fait prendre conscience que le silence n’existe pas, qu’il est toujours peuplé de bruits étranges, indéchiffrables, qu’il est, en réalité, extrêmement sonore. Et qu’il ne sert à rien de lutter pour imposer d’autres sons.
D’après le technicien, le son grave est celui de notre sang, ce qui est plus banal que l’explication qu’il m’a fournie pour le son aigu. Il ne s’agirait ni plus ni moins que du « chant de notre système nerveux ». Incroyable, non ? Si mon système nerveux est capable de moduler seul de tels sons, qui suis-je pour m’arroger le droit de composer ? Je n’ai cessé de me poser la question, depuis, et cette expérience m’a donné une leçon d’humilité que je n’ai jamais oubliée…
(il se tait un moment, puis rajoute, avant que le journaliste n’ait eu le temps de rebondir)
Vous savez, avant ça, j’avais évidemment fait des études au conservatoire : là, tout était simple. Le silence était palpable, simple respiration entre deux sons, destiné à mettre en évidence la beauté du son, son expression. Il durait un temps, ou plus, ou moins, on le comptait, on pouvait même le voir puisqu’il s’écrivait.
(il récite, en riant) « la demi-pause pose et la pause ne pose pas ». Quoi de plus tranquille que ça ?
(il continue, après un bref silence que le journaliste n’ose pas rompre)
Ca me fait penser aussi aux recommandations solennelles d’un chef d’orchestre que j’ai connu, et dont je ne citerai pas le nom. Je vous le récite de mémoire, ça me fascinait : « Ecrivez « Tacet » au tout début de la partition, pour vous souvenir que, quand on joue, on part toujours du silence. On y revient à la fin du morceau, et vous ne devez pas oublier de respecter le repos final, qui permet à la magie de la musique de se prolonger encore un moment. Entre-temps, il vous faut avoir plongé l’auditeur dans un univers de sons, comme des bulles irisées qui éclatent à la surface du silence. C’est ça la musique ! ».
C’est beau, non ? Faut oser dire des choses pareilles... Mais il se berçait de l’illusion presque parfaite du « silence, on tourne ». Tacet !...(rire)
En fait, ce prétendu silence est inévitablement bruissant de tous les frôlements de tissus, raclements discrets de gorge, frottements contenus de pieds ou légers crissements involontaires des archets, écho lointain d’un véhicule, gargouillement du trac, pépites minuscules de vie…

- Ce sont donc ces pépites de vie que vous cherchez à mettre en exergue dans votre œuvre ?

- (silence) Oui, c’est tout à fait ça. « Pépites de vie »… Merci, vous venez de me donner une idée pour le titre de ma prochaine œuvre.


Christine C.